Ce roman de Mathias Énard nous met au cœur du monde arabe aujourd'hui en nous faisant partager les sentiments, les pensées, les
souffrances de Lakhdar, jeune Marocain de Tanger dont la voix ne nous quitte pas, du début à la fin.
Parmi les réussites du roman, il y a le ton de cette voix : elle allie l'argot qui frappe et la langue littéraire précise qui va
à l'essentiel. Un exemple du début : "je suis allé dans une école tout à fait moyenne où j'ai appris un peu de français et d'espagnol et chaque jour je descendais avec mon pote Bassam vers le
port, dans la partie basse de la Médina et au grand Zoco reluquer les touristes, dès qu'on a eu du poil aux couilles avec Bassam c'est devenu notre principale activité, mater l'étrangère, surtout
l'été quand elles mettent des shorts et des jupes courtes."
Le "printemps arabe" est en arrière plan depuis l'immolation de Sidi bou Zid, ainsi que les nuances de cet univers, de la
démocratie à l'intégrisme. Il y a de nombreuses allusions à des événements récents ; c'est souvent que nous nous disons que Lakhdar est à côté de nous et parle de ce que nous connaissons à
travers les omniprésents médias. Lui même, constamment sur Internet, est bien informé de l'actualité. Les "indignés" espagnols ne le concernent pas directement, cependant il sait, et juge avec
sévérité : une révolution sans but, dans un pays où le foot est plus important que la politique. Derrière Lakhdar, on entend Mathias Énard : si Gandhi s'était seulement assis sur un bout de
trottoir, sans autre but politique, il aurait peut-être exprimé son indignation mais surtout fait "rigoler les Anglais". On a parlé plus haut de Sidi bou Zid. Il y a aussi l'attentat de
Marrakech du 28 avril 2011, la France rose après l'élection de François Hollande le 6 mai 2012. "Nul homme n'est une île" a dit John Donne (No man is an island). Le héros
romanesque est peut-être un individu unique, mais c'est au nom de milliers d'autres êtres qu'il parle. Au détour d'un paragraphe nous lisons, le souffle coupé : "un fondu a abattu trois
enfants et un adulte dans une école juive, au pistolet, à bout portant…" et nous savons bien quelle horreur Lakhdar fait apparaître.
Plus tard, dans 10 ans, dans 50 ans, etc. peut-être faudra-t-il des notes pour comprendre de quoi est fait le quotidien de
Lakhdar, mais le lecteur, même alors, sera pris par le devoir de se déterminer, de prendre position, d'agir.
Le roman déroule le récit de la vie de Lakhdar, ce pícaro de notre temps. Il donne un mouvement au livre et entraîne le
lecteur. Après les brefs moments de jouissance avec sa cousine Meryem, sa frustration sexuelle aboutit à son bannissement dans Tanger et au décuplement de ses rêves d'évasion. Il y a la rencontre
avec les intégristes qui ont fait un docile instrument et un fanatique de son ami d'enfance Bassam. Après une longue période Lakhdar est libraire pour les islamistes et il connaît une sorte de
bonheur intellectuel, laissé libre de lire et d'apprendre ce qu'il veut. Mais le jour où les barbus l'arment d'un manche de pioche pour frapper le libraire - homme libre - qui lui vend des
romans policiers, dégoûté de leur violence, il les quitte. Puis, par chance, il trouve un emploi certes mécanique et abrutissant, où il numérise Casanova et aussi les morts de la guerre de 14. Ce
travail sans fin restera une obsession.
Mathias Énard place son héros dans d'autres situations qui lui permettent de brosser une fresque du monde tel qu'il est. Un
emploi sur le ferry Tanger-Algesiras permet l'introduction d'Ibn Battouta : c'est le nom du bateau, mais surtout celui du grand écrivain et voyageur arabe (né à Tanger) du 14e siècle.
Le périple de Lakhdar est différent mais lui aussi est en chemin.
L'immobilisation des ferries après la faillite de la compagnie maritime (la Comanav-Comarit) permet à Mathias Énard d'élargir le
roman, par le témoignage de Saadi, le compagnon de cabine de Lakhdar. C'est un vieux marin qui a navigué toute sa vie et il connaît le monde entier.
Dans un douloureux épisode, Lakhdar travaille pour Cruz qui recueille les cadavres de maghrébins échoués sur les plages
d'Andalousie et les ramène quand il peut, à leur famille, tout en empochant l'argent que lui verse la Région Autonome. Ce Cruz, fasciné par la souffrance et la mort, c'est peut-être le Kurtz du
Cœur des Ténèbres de Conrad, mais le mal, c'est nous qui le produisons, car les pateras chavirées, et ces morts sur les plages, c'est le résultat de l'attraction fatale exercée
par nos pays industrialisés.
Et il y a autre chose, peut-être aurions-nous dû commencer par là. Le roman de Mathias Énard s'intitule Rue des
voleurs. Aussitôt cette rue de Barcelone, carrer d'en Robador (beaucoup disent, comme dans le roman, carrer robadors) est apparue à celui qui écrit ces lignes. Elle est
tout près de la Rambla, du Teatre del Liceu, et les touristes y passent parfois, dans ce quartier appelé autrefois barrio chino, aujourd'hui baptisé Raval par les autorités
municipales.
La troisième et dernière partie du roman porte ce titre, "La rue des Voleurs" et c'est une formidable évocation de
Barcelone. Ce sont des lieux bien connus, mais vus sous un angle inhabituel. Cette tour qui bande, la Tour Agbar (!!), chef d'œuvre de Jean Nouvel, en fait partie.
Il y a aussi le chat de Botero sur la rambla du Raval.
Pour éviter la police, Lakhdar contourne une manif par l'Eixample en une marche de 4 heures. On voit les deux barnums
provisoires du Mercat Sant Antoni où l'on imagine bien Mathias Énard se rendant le dimanche matin pour mater les vieux livres et revues, en acheter quelques-uns comme les très érotiques
Paris-Hollywood des années 50, où les sexes sont passés au blanc.
Lakhdar retrouve son copain à Barcelone. Il le soupçonne d'attendre, comme dit le Coran, "que l'Heure soit proche"
(expression répétée, en arabe et en français). Il l'emmène voir sur la plage de la Barceloneta les milliers de culs qui s'offrent. Il donne d'avance au frustré Bassam cette vision des houris du
paradis.
Le livre permet à Lakhdar d'être de plain pied avec la vie de l'esprit. Il écrit, et surtout il lit. Ce sont d'abord les polars
américains des années 50 (McBain). Et puis Izzo, Manchette, et Mohamed Choukri dont le style incisif est analysé : "Une langue nouvelle, une façon d'écrire qui me paraissait
révolutionnaire." Et les classiques de la littérature arabe (Abû Nuwâs et aussi Naguib Mahfouz ou Tayeb Salih) qu'il étudie pour Judit, son amie arabisante. Et traversant cet univers
foisonnant, la figure d'Ibn Battouta, toujours présente.
Le héros du livre de Mathias Énard, dans son errance, sait "que l'Heure est proche". Les rues du Raval, cette "rue
des Voleurs" apportent-elles une réponse ? Les hommes souffrent et meurent. Lui, pourtant si croyant, sait que "l'injustice de Dieu, (...) ressemble
grandement à une absence". Faut-il ne rien faire, comme le proclame, après le Bartleby de Melville, le T-shirt bleu de Núria, la mère de Judit : "I'd prefer not to" ? Faut-il
s'enfermer dans les langues (l'arabe marocain, le français, l'espagnol, le catalan, etc.) et dans les livres, dans cette merveilleuse tour d'ivoire qu'est une bibliothèque ? Peut-être
va-t-il conclure : "dehors tout semble n'être qu'obscurité" mais "dans ma bibliothèque, (...)la fureur du monde est assourdie par les murs..."
Comme un leit-motiv revient un mystérieux "aujourd'hui", au-delà des dramatiques épisodes du roman. Lakhdar l'a trouvé.
Où est-il, alors que ces épisodes sont si près de nous ? Qu'est-ce qui permet ce regard en arrière et qui apporte comme une sagesse ?
Ilâ-l-liqâ'
Bernard Cassaigne
[Ce livre sera bientôt à la Bibliothèque de Vouvray. Voyez la présentation par Actes Sud, l'éditeur, ce qu'en dit l'Express , et lisez les propos recueillis par Catherine Simon dans le Monde des livres du 4 septembre.
La fiche de Wikipédia peut rendre des services, enfin, si vous avez 2
minutes pour une vidéo, regardez et écoutez Mathias Énard présenter son roman.
Merci au Nouvel Obs pour la photo de l'auteur. Pour les autres, © BC. La dernière photo, c'est un trottoir de Barcelone.]